CHRISTOPHE TAFELMACHER
La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) vient de reconnaître que la violence à l’encontre des femmes fondée sur le genre est une forme de persécution pouvant donner lieu en tant que telle à une protection [1]. Comme le soulignent en France les associations du réseau «Actions et droit des femmes exilées et migrantes » [2], il s’agit d’un pas important dans la reconnaissance du caractère structurel des violences faites aux femmes et de leurs droits à être protégées.
À l’origine de cet arrêt, une ressortissante turque d’origine kurde, de confession musulmane et divorcée, explique avoir été mariée de force par sa famille, battue et menacée par son époux. Craignant pour sa vie si elle devait retourner en Turquie, elle a demandé l’asile en Bulgarie. Le juge bulgare, saisi de l’affaire, a adressé une série de questions à la CJUE, qui y répond dans son arrêt.
Sur le plan juridique, tout l’enjeu tourne autour de l’«appartenance à un certain groupe social» évoquée par la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié comme un des motifs de persécution pouvant déboucher sur la reconnaissance de la qualité de réfugié·e. Ce motif a été longtemps considéré comme moins évident que les «opinions politiques», la «nationalité», ou la «religion». Il est probable qu’en 1951, le «groupe social» visé était celui des classes bourgeoises fuyant le communisme. Toujours est-il que l’indéfinition de la notion permet de faire évoluer la Convention pour mieux prendre en compte les conceptions plus récentes en matière de droits humains.
Cette notion a permis de protéger des personnes victimes, dans leur pays d’origine, de persécutions liées au genre: on pense notamment aux personnes homosexuelles, aux femmes et fillettes craignant des mutilations génitales, ou encore des femmes s’opposant au mariage forcé – pour citer trois des principaux groupes sociaux reconnus dans certains pays d’origine par la jurisprudence de la plupart des États membres de l’Union européenne, et aussi de la Suisse.
Les autorités et juridictions se montraient en revanche réticentes, et c’est un euphémisme, à franchir le pas d’une reconnaissance d’un groupe social des femmes. Celles-ci se heurtaient à l’exigence, très puissante dans la pratique suisse en particulier, de démontrer l’existence d’une persécution plus forte que la moyenne de la population. Or, comment admettre que les femmes puissent être perçues comme «différentes» par une «société environnante» dont elles font ellesmêmes partie pour moitié? Les personnes homosexuelles, les femmes s’opposant à l’excision ou au mariage forcé étant minoritaires au sein de la société, elles sont plus facilement perçues comme différentes, y compris par les autres femmes.C’est là où la CJUE fait un raisonnement nouveau et décisif. Celle-ci admet que les discriminations ou persécutions visant la part féminine de la population participent de sa marginalisation et permettent de la constituer en groupe social au sens de la Convention. Voilà qui permet la généralisation. Comme l’affirme la Cour, grâce à cette approche et «en fonction des conditions prévalant dans le pays d’origine, peuvent être considérées comme appartenant à ’un certain groupe social’ [...] les femmes de ce pays dans leur ensemble» (§62 de l’arrêt).
Au regard de la pratique qui prévalait jusqu’à aujourd’hui, c’est une révolution. Désormais, les «femmes dans leur ensemble», originaires d’un pays au sein duquel elles auront été reconnues comme faisant partie d’un groupe social, pourront prétendre à la qualité de réfugié au sens de la Convention de 1951 lorsqu’elles sont persécutées en raison de leur genre. Cela devra être le cas si elles sont exposées, en raison de leur sexe, à des violences physiques ou psychologiques, y compris des violences sexuelles et domestiques.
Avec cette nouvelle analyse de la CJUE, les femmes victimes de violences et risquant le féminicide ou d’autres formes de violences devraient pouvoir prétendre à l’octroi d’une protection du seul fait d’être une femme, même en l’absence d’autre motif de persécution.
La Suisse devant aussi tenir compte de la jurisprudence de la CJUE, il s’agira donc de s’appuyer sur cet arrêt pour que le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral adaptent leur pratique. Cela tombe à pic au moment où l’on débat de la protection à apporter aux femmes afghanes: celles-ci étant clairement discriminées, voire persécutées par les autorités de leur pays d’origine, elles peuvent désormais prétendre au statut de réfugiée.
L’arrêt de la CJUE devrait aussi permettre de faciliter la protection pour les femmes victimes de violences privées. En théorie du moins: il restera difficile pour elles d’apporter la preuve de l’existence de ces violences, qui, du fait même de leur caractère privé, ne laissent pas de «traces» écrites. Il leur faudra ensuite encore apporter la preuve de l’absence de volonté ou de l’incapacité de leur État d’origine de les protéger contre les violences privées, ce qui n’est pas toujours facile non plus. Reste que ces femmes seront légitimées à demander protection, ce qui n’est pas un petit progrès.
En ces temps où s’accumulent les régressions dans le droit d’asile et en matière de protection des droits humains, nous ne pouvons que nous réjouir de cette avancée. À nous maintenant de nous emparer de cet outil pour faire évoluer la pratique !
1 Arrêt de Grande Chambre du 16 janvier 2024 dans l’affaire C-621/21
2 Ce réseau est composé de La Cimade, Comede (Comité pour la santé des exilés), FASTI (Fédération des associations de solidarité avec tou·te·s les immigré·e·s), Femmes de la Terre, Fédération nationale des CIDFF, FNSF (Fédération nationale solidarité femmes), GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s), LFID (Ligue des femmes iraniennes pour la démocratie), RAJFIRE (Réseau pour l’autonomie des femmes immigrées et réfugiées).